La mémoire vivante de Pathé : 1898 - 1983
Emmanuel VIALA
L'usine de Châtou, 1898-1975
Voici un premier entretien avec Jacques Siméon, ancien directeur sur le site de Châtou.
Cet homme fait aujourd'hui figure de pionnier. Son arrivée chez Pathé se situe en 1927, c'est-à-dire à la fin de la production des disques à saphir et au commencement de l'ère des premières gravures latérales. Il est né durant la première année de la Grande Guerre. Son père était entré chez Pathé en 1910. Je l'ai rencontré chez lui, à Châtou, les 9 et 27 avril 1992. Je souhaitais a priori regrouper ses souvenirs par thèmes. Et puis, le temps faisant son oeuvre, j'ai par la suite préféré laisser défiler ses évocations, comme un voyage dans le temps auquel on se laisse prendre avec plaisir. Voilà donc les récits d'un sympathique et autodidacte octogénaire qui ne mâche pas ses mots, sensible, passionné et convaincu, qui nous emmène dans la mémoire vivante de Pathé, de 1898 à 1975.
Moi, il faut que je vous dise : je suis un autodidacte. Je suis rentré chez Pathé à treize ans, en culottes courtes. Ce n'est pas une image, j'étais réellement en culottes courtes. Voici une photo. C'est la fabrication des cylindres à Châtou. Cet homme s'appelle le père Etienne. Il fondait de la stéarine, à laquelle on ajoutait de la soude, pour faire de la stéarate de soude, qui était suffisamment rigide et souple pour pouvoir supporter et l'enregistrement et la reproduction. Voici une autre photo. On enregistrait à Châtou, dans ce bâtiment en béton baptisé "le tonneau". Sa forme et sa conception permet-aient de bien réverbérer le son, et de perdre le minimum de puissance, parce qu'à cette époque, un homme qui chantait devant le pavillon devait crier assez fort,pour ne pas se faire couvrir par l'orchestre. L'orchestre était composé d'un personnel qui travaillait chez Pathé. J'ai à ce propos connu un clarinettiste qui était membre de l'Orchestre Pathé Frères. Certains disques sont d'ailleurs annoncés : "...Par l'Orchestre Pathé frères". Je me souviens d'un exemplaire de 50 centimètres de diamètre . L'enregistrement était vertical, et il était entre autre constitué de ce que nous appelions de l'or. Il s'agissait de poudre de bronze. Pour presser un disque de 50 centimètres, il fallait deux hommes. Le moule ressemblait à un moule à gaufre. On préchauffait de la matière préalablement préparée, sur une table de chauffe, pour la rendre molle. On disposait de deux parties de moule qui s'emboitaient l'une dans l'autre, mais qui étaient séparées l'une de l'autre. On les plaçait sur une table chauffante, avec à l'intérieur une matrice en cuivre nickelé, sertie sur un flanc en acier. Lorsque la matière était suffisamment molle, elle était placée entre les deux parties du moule. Deux hommes portaient le moule sur-la glissière d'une presse. Le moule était en acier pour mieux conduire la chaleur. Une fois le moule sous la presse, on pressait, et il y avait un circuit de refroidissement par eau dans les plateaux de la presse, afin d'accélérer l'opération. Il fallait tout de même quatre minutes, pour sortir un disque !   J'ai connu encore l'enregistrement à saphir, avec le "poisson", pour la duplication. Je me souviens d'ailleurs très bien du type responsable de cette opération. Il recevait à l'usine de Châtou les cylindres de cire. Ces derniers étaient très malléables. Ils ne tenaient pas le coup, comparé aux cylindres commerciaux, évidemment nettement plus solides. ` Ils ne supportaient pas l'audition, car la cire destinée à l'enregistrement devait être suffisamment souple pour pouvoir être coupée sans éclats, et ensuite suffisamment dure pour pouvoir supporter l'effort qu'on lui faisait subir avec le "poisson".   Parlons un peu de l'enregistrement à aiguille.- On n'a jamais fait d'enregistrements à saphir avec le système Columbia. Le système Columbia procède comme suit : on soudait une matrice en cuivre sur un flanc en cuivre qui contenait de l'arsenic. Ce dernier constituant donnait de la rigidité au cuivre. Dans les bains de galvanoplastie pour obtenir les matrices, on ne pouvait pas avoir d'arsenic, parce-que cela générait des dépôts. Toute la technique utilisée à Châtou était celle de la Columbia anglaise, et non celle d'EMI. Le procédé des feuilles de papier fut utilisé jusqu'à la fin des 78 tours. Voici une photo antérieure à l'usine actuelle de type Columbia. C'est en 1923, quand Pathé a commencé à faire de la radio. Tout fut rasé en 1929, pour ériger l'usine actuelle. J'ai suivi sa construction. Tout est en béton armé. Les bâtiments ont le style de l'usine anglaise. Tous les plans sont venus d'Angleterre. Les portes, les vasistas, tout est venu de là-bas. Columbia était le maître d'oeuvre, à cette époque. Ce n'est qu'en 1931 qu'eut lieu le rapprochement avec Pathé. Pathé n'était pas du tout un technicien. Monsieur Pathé était un joyeux bambocheur. Moi j'ai sauté sur les genoux de madame Pathé. Ma mère s'occupait des enfants de madame Pathé. J'avais un frère aine, Jean, qui avait quatre ans de plus que moi, A l'époque, ma mère emmenait mon frère à Veule les Roses où les Pathé avaient une propriété, pour les vacances. Il doit rester un descendant de la famille Pathé, je suppose. Un fils d'un second mariage. Emile Pathé est mort en 1937. Il a dû se remarier dans les années trente, avec une femme beaucoup plus jeune que lui, dont il a eu un fils qui s'appelait aussi Jacques. Alors sur ces photos ici, on voit toutes les phases de la construction de la nouvelle usine de 1929. Voici le trou qu'on a fait pour asseoir la cheminée qui n'existe plus aujourd'hui. Celle qui existe actuellement sert à l'évacuation des gaz de la chaufferie. On voit sur cette photo le montage de l'intérieur d'une des chaudières. Mais à l'origine, il y avait une seule cheminée en briques qui faisait trente-trois mètres de haut. Quand on a voulu asseoir la cheminée, on s'est aperçu qu'on était sur un banc de glaise«`^A cette époque, on n'effectuait pas de sondages au préalable. Il a donc fallu descendre à douze mètres, pour avoir une assise correcte. C'était fait à la pelle, à la pioche, et avec des brouettes. Il n'y avait pas de bulldozer ! tes chaudières servaient à fabriquer de la vapeur, surchauffée,et à;8 kilos de pression, pour chauffer à 155 degrés centigrade. Elles étaient activées en permanence. Au début, l'usine n'était pas ouverte 24 heures sur 24. On travaillait en deux équipes. Les horaires étaient les suivants : de 6 heures à 14 heures, et de 14 heures à 23 heures. Les 3/8 sont arrivées plus tard, quand le microsillon a fonctionné à fond. On travaillait en trois équipes de 8 heures, parce-qu'alors, on avait tout intérêt à ne pas stopper les machines. Nous avions des presses semi-automatiques à ce moment-là. Il y a eu différents types de presses. Au début, on en a parlé, il existait le moule à gaufre, le porte-feuilles, dans lequel on plaçait un sandwich de pâte molle. On le refermait, puis on le poussait à l'intérieur de la presse qui montait automatiquement en pression et en température, puis qui refroidissait. L'usine était montée pour recevoir 120 presses. Columbia n'en amena que 80. Comme les Anglais avaient l'intention d'aller plus loin,on en a fait faire en France par une société qui s'appelait Repiquet. C'était du matériel de locomotive, en fonte, avec des colonnes énormes pour maintenir la pression. Une presse..faisait 100 tonnes de pression